Échapper au défaut de paiement… en fabriquant une simple pièce de monnaie ? Aux États-Unis, démocrates et républicains s’écharpent depuis des semaines pour trouver un accord d’ici au 1er juin afin d’empêcher le pays de se retrouver dans cette posture. La situation, inédite, aurait des conséquences graves pour des millions d’Américains : hausse des taux d’intérêt, licenciements dans la fonction publique, diminution de certaines aides financières… Relever le plafond de la dette du Trésor américain dans la loi, comme cela a déjà été fait à de multiples reprises par le passé, est l’une des solutions auxquelles le personnel politique recourt le plus couramment pour éviter un tel marasme économique.
Problème : cette fois-ci, l’opposition républicaine n’en veut pas. Ou plutôt réclame au préalable d’importantes coupes budgétaires au gouvernement de Joe Biden afin de donner son aval à la manœuvre. Une position « extrême », a estimé ce dimanche le président américain, au retour de son déplacement au G7 organisé à Hiroshima, au Japon. Alors, face au statu quo des deux camps, une autre possibilité, jamais mise en œuvre par le passé, est évoquée par certains économistes américains : l’impression et le dépôt d’une pièce de 1 000 milliards de dollars en platine à la Banque centrale américaine, afin d’éviter la banqueroute.
Le « trillion dollar coin », c’est quoi ?
Le concept lié à la fabrication de cette pièce de monnaie, nommée le « trillion dollar coin » aux États-Unis, est finalement assez facile à comprendre. Actuellement, le plafond de la dette américaine est limité par la loi à 31 000 milliards de dollars. Or, ce plafond est déjà dépassé depuis le mois de janvier. Conséquence : ayant franchi cette somme, le pays ne peut plus émettre de nouveaux emprunts pour se financer. Ces dernières semaines, des mesures d’urgence ont été prises pour combler le paiement de la dette. Mais l’échéance du 1er juin, qui fixe la date limite pour trouver une issue, approche. Or, au Congrès, les négociations pour s’accorder entre démocrates et républicains patinent.
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Pourtant, il faut bien trouver une solution d’ici à cette date : voilà donc que certains économistes, comme le prix Nobel d’économie Paul Krugman, voient la fabrication d’une simple pièce de platine par le Trésor américain comme la solution pour éviter la crise. Absurde ? Pas tant que ça. Comment cela fonctionnerait-il concrètement ? Le gouvernement américain a le droit de fabriquer des pièces et des billets commémoratifs de n’importe quelle valeur en platine – leur impression en or, cuivre ou argent est bien plus encadrée depuis une loi de 1997. Ainsi, d’après les défenseurs du « trillion dollar coin », le vide juridique autour de ce métal rare permettrait au Trésor américain d’être en mesure de fabriquer une pièce en platine d’une valeur de 1 000 milliards de dollars, puis de la déposer à la Banque centrale américaine.
Toujours selon cette théorie, avec le dépôt de cette pièce, une partie des dettes du gouvernement pourrait donc être payée en temps et en heure, évitant alors de devoir trouver un accord au Congrès pour relever le plafond de la dette. De quoi stabiliser les comptes du Trésor, se donner (un peu) d’air pour continuer d’emprunter et court-circuiter le vote parlementaire. « C’est aussi une manière de rassurer les créanciers américains en leur disant : “ne vous inquiétez pas, on a toujours les moyens de rester solvables” », explique à Marianne Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences en économie monétaire et financière à l’université Paris-I Sorbonne.
Cette théorie est-elle crédible ?
La création d’une simple pièce de monnaie pour soulager les finances de l’État américain n’est pas une idée inédite. Déjà évoqué dans les années 90, le concept a été popularisé en 2011, sous l’administration de Barack Obama. À l’époque, les États-Unis connaissaient déjà une crise de la dette, consécutive aux politiques budgétaires de relance mises en place par le gouvernement après la crise des subprimes. Les démocrates et les républicains avaient déjà mis du temps à trouver un accord pour – comme aujourd’hui – relever le plafond de la dette publique autorisée dans la loi. Finalement, un compromis politique avait été négocié à temps pour éviter le défaut de paiement. Mais durant l’été, l’idée d’utiliser la pièce de monnaie en platine avait germé, jusqu’à être évoquée à la Maison-Blanche, comme l’a raconté Barack Obama lui-même dans un podcast. Sa mise en œuvre n’avait toutefois jamais été envisagée sérieusement.
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Depuis, cette théorie revient sur la table presque chaque année autour des limites de la dette publique américaine. « Cela montre qu’on va peut-être commencer à comprendre qu’on a besoin d’une finance publique alternative si on veut pouvoir réaliser les dépenses d’investissement et de transformation dont un État a besoin », souligne Jézabel Couppey-Soubeyran. Pour beaucoup, notamment du côté républicain, le « trillion dollar coin » est toutefois considéré comme une idée farfelue, voire totalement irresponsable. Il faut dire que sa mise en œuvre les empêcherait de recourir au « chantage à la dette » lors des débats parlementaires. Les républicains ne pourraient plus poser comme condition, comme aujourd’hui, une baisse des dépenses publiques pour relever le plafond de la dette autorisée, menaçant du même coup de condamner le pays au défaut de paiement.
Mais les critiques en la matière ne sont pas l’apanage du seul appareil politique. Avec, en premier lieu, le risque de faire bondir l’inflation, selon plusieurs spécialistes. « Une pièce de mille milliards de dollars provoquerait une inflation équivalente à une taxe unique de 3 000 dollars sur chaque américain », estime ainsi l’économiste libéral Ryan Young, dans le magazine américain National Review. Un argument pas forcément recevable pour d’autres spécialistes, comme Paul Krugman. Pour lui, la Banque centrale américaine pourrait canaliser une trop importante montée des prix en vendant elle-même une partie de sa dette. « Réguler une inflation monétaire, les banques centrales savent faire !, balaie aussi Jézabel Couppey-Soubeyran. Ce qu’elles ne savent pas faire, c’est réguler une inflation structurelle. » Ultime crainte exprimée par les détracteurs de cette pièce de monnaie si particulière : un potentiel contournement du fonctionnement démocratique. Pour eux, frapper ce « trillion dollar coin » reviendrait à se passer du Congrès, et donc à affaiblir les institutions politiques et financières américaines.
Biden peut-il y penser sérieusement ?
S’il ordonnait de fabriquer cette fameuse pièce de monnaie en platine, le président américain serait le premier de l’histoire des États-Unis à recourir à un tel mécanisme. Mais pour le moment, il ne l’a pas laissé entendre. « Je me penche sur le 14e amendement » a plutôt indiqué dimanche 21 mai Joe Biden. Cet article dispose que « la validité de la dette publique des États-Unis […] ne doit pas être remise en question », et pourrait ainsi permettre au gouvernement de contourner l’obligation de relever le plafond de la dette dans la loi. Mais attaché au travail bipartisan, le chef d’État a surtout souligné qu’il était encore temps de « trouver un accord » avec les républicains au Congrès pour relever le plafond de la dette de manière classique. Il s’est d’ailleurs entretenu dans ce sens avec Kevin McCarthy, le chef de file du Grand Old Party à la Chambre des Représentants, dans l’avion le ramenant du G7 au Japon.
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Mais dans tous les cas, la possibilité de voir Joe Biden recourir au « trillion dollar coin » paraît très improbable. Janet Yellen, sa propre secrétaire d’État au Trésor – l’équivalent du ministre des Finances en France –, avait montré en 2021 sa réticence à prendre une telle décision. « Je m’y oppose et je ne crois pas que nous devrions l’envisager sérieusement avait déclaré Janet Yellen sur CNBC. C’est vraiment un subterfuge, et ce qui est nécessaire, c’est que le Congrès montre que le monde peut compter sur l’Amérique pour payer ses dettes. » Il reste dix jours à la ministre, à Biden et à son gouvernement pour le prouver… sinon il faudra peut-être repenser à la pièce.